Les réussites et les échecs dans la vie politique de Victor Hugo n’appartiennent pas seulement à lui-même, ils appartiennent aussi à l’ensemble des intellectuels français engagés, parce que Victor Hugo est un intellectuel-politicien standard. Leur réussite se traduit par leur réputation dans l’histoire et leur échec par leurs idées non réalisées.

Les échecs de Victor Hugo et ceux des autres intellectuels engagés devaient être une très bonne leçon pour que l’on puisse en tirer les conséquences et que l’on puisse améliorer leur façon d’intervenir en politique. Cependant, les intellectuels réagissent à tort face aux leçons dans l’histoire : Sartre est le pire exemple, même Raymond Aron ou Michel Crozier ont des difficultés à sortir ce dilemme, mais ils sont les meilleurs exemples.

Il y a deux défauts principaux chez les intellectuels contemporains.

Premièrement, la majorité d’entre eux admirent trop la réussite de Victor Hugo dans l’histoire. Ils sacralisent trop Victor Hugo en tant qu’écrivain engagé, et ils héritent de sa mission sacré d’être guide de la nation. Certains d’entre eux amplifient cette mission en voulant « changer la société », nationale voire humaine. Il s’agit des intellectuels de gauche : les socialistes et les communistes. Quelle que soit leur attitude sur la révolution, ils sont tous plus éloignés de Victor Hugo. Par rapport à l’humanité qui a un sens universel et neutre, et elle rejette les conflits droit-gauche, le socialisme et le communisme s’écartent le consensus social central, ils forcent le pouvoir à « changer la société ». Cela n’existe pas dans la pensée hugolienne. Même si les idées de Victor Hugo sont utopiques, il n’est ni fou ni faux, parce qu’au fond son utopie est temporelle et il n’est pas un prophète déraisonnable. Or, l’idée de « changer la société » chez les intellectuels de gauche est purement utopique parce qu’une société parfaite n’existe pas. En outre, leur projet touche violement la société en dérogeant à ses propres règles de fonctionnement. Les intellectuels engagés de gauche qui influencent ou détiennent le pouvoir détruisent l’harmonie de la société, parce que l’ «on ne change pas la société par décret » (Michel Crozier :1982). Donc, même s’il existe cette différence radicale entre Victor Hugo et les intellectuels de gauche, ces derniers propagent leur utopie sous prétexte de l’idéal hugolien.

Deuxièmement, une minorité d’intellectuels contemporains réfléchit trop sur le seul échec de Victor Hugo, alors que c’est aussi l’échec de tous les autres intellectuels engagés. Ils ne veulent plus être les acteurs politiques ayant le mandat politique ou influençant directement la politique. Ils sont majoritairement les centristes qui tiennent la position du juste milieu comme Victor Hugo. D’une part, c’est une attitude d’autocritique, parce qu’ils reconnaissent les limites des intellectuel-politiciens, ils deviennent timide pour détenir le pouvoir. D’autre part, c’est une attitude impuissante face à la démocratie monopolisée par les partis politiques. Puisque ils sont indépendants, la démocratie contemporaine ne leur donne pas de chance d’être élu. Du coup, ils ne peuvent qu’observer et commenter la politique. Par rapport aux intellectuels engagés gauches, ils sont plus proches de Victor Hugo. Or, leur ouvrages et discours ont moins de passion et plus de raison que ceux de ce dernier, donc ils sont moins reconnus que les intellectuels de gauche. Cependant, le défaut de ce type des intellectuels du juste-milieu consiste à ne pas reconnaître qu’ils devaient être au pouvoir en raison de leur rationalisme et pragmatisme.

Certes, les intellectuels de gauche interviennent en politique et dans la société plus que ceux de droite. Cependant, leur influence est de moins en moins importante, parce que le déclin du communisme fait tomber leur réputation sacrée. Donc, par rapport aux intellectuels en XIXe siècle, les intellectuels contemporains s’éloignent de plus en plus de la politique. Ils n’ont ni le mandat politique, ni la même ambition que leurs aînés. En tous cas, ils n’ont pas la même influence dans la société française et deviennent des simples figurants du pouvoir.

Entrons-nous dans une ère où on n’a plus besoin des intellectuels engagés ? La réponse est « non », la société contemporains en a encore besoin, parce que la société imparfaite et inharmonieuse a besoin de leur compagnie. La société n’est pas la nature, même si les deux ont leurs propres règles que l’on doit respecter. La société est composée par les gens, les inégalités existent naturellement entre les gens, les puissants et les élites veulent et peuvent toujours détenir leurs privilèges, s’il n’y avait pas un système régularisant, les inégalités seraient de plus en plus élargies, donc la société serait inéluctablement bloquée et elle perdrait son harmonie. Dans ce cas, les intellectuels en tant que gardien de l’harmonie sociale devaient réagir, c’est la première responsabilité des intellectuels engagés.

Alors, qu’est-ce qu’ils devaient faire ? Il souhaitable de revenir sur la pensée de Victor Hugo.

Dans la pensée hugolienne, il existe un système composé de trois échelons. En premier lieu, l’humanité qui est l’idéal suprême. Elle dépasse les pensées politiques comme le socialisme ou le conservatisme, c’est la valeur universelle qui peut s’appliquer à la société entière. Rassemblant la liberté, l’égalité et la fraternité, l’humanité est la mission finale de la République, en terme hugolien : « la République universelle ». Comme deuxième échelon, pour réaliser l’humanité dans l’espace politique, il faut prendre la position du juste milieu en surpassant les conflits droite-gauche. Chez Hugo, les partis sont souvent considérés comme des obstacles parce qu’ils s’opposent la liberté d’opinion à cause de leur discipline. Le juste milieu est une position associant les exigences contradictoires, par exemple la liberté et l’ordre, l’égalité et la propriété. Le troisième échelon, c’est le sentiment fondamental d’amour pour le peuple. Cet amour est le départ de toutes les actions de Victor Hugo. L’amour pour le peuple correspond logiquement à l’humanité, son idéal suprême.

Cependant, il manque deux liens entre les trois échelons, c’est la cause radicale de l’échec de Victor Hugo à la vie politique. Il n’y pas de théorie politique qui puisse traduire l’humanité en terme de juste milieu et l’absence de théorie politique ne produit pas de projets concrets qui répondent aux exigences du peuple. Donc, la pensée hugolienne n’est pas complète et sa mission de guide spirituel de la nation est impossible.

La position du juste milieu devrait avoir une philosophie politique comme support théorique qui devrait être renforcée de génération en génération pour s’incarner dans la société et au cœur du peuple. Elle devrait se traduire par un consensus philosophique social sur la place de la démocratie de nos jours. Enfin, le juste milieu ne serait plus la cible attaquée par la droite et la gauche, bien au contraire il serait la philosophie dominante qui absorbe ces dernières. Du coup, la démocratie ne serait pas expliquée par les conflits droite-gauche, mais par l’autre type des concurrences politiques. Ainsi la démocratie ne serait plus l’otage des partis politiques, elle serait guidée par les hommes politiques indépendants, même si les partis subsistent. Tout cela est la première étape politique vers l’humanité. De nos jours, on ne trouve pas d’autres groupes que les intellectuels engagés pour être la responsable de cette mission.

Cependant, notre époque est totalement différente de celle de Victor Hugo, parce que la démocratie s’est bien installée depuis plus de cents ans et que chacun connaît désormais bien le rôle du citoyen. Donc, les intellectuels engagés devraient réorienter leur rôle : ne plus être le guide de la nation comme au XIXe siècle, ni plus être celui qui veut « changer la société » comme au XXe siècle, mais être le compagnon de la société en XXIe siècle.

Leur première mission consiste à créer une « théorie politique humaine » qui devrait répondre trois questions fondamentales. Premièrement, comment faire progresser le système démocratique ? La première étape consiste à permettre aux hommes politiques indépendants d’être élus pour éviter les conflits idéologiques entre la droite et la gauche. Donc, il faut repenser le système représentatif existant, non seulement sa théorie, mais aussi la pratique. Deuxièmement, comment gouverner la nation ? Il faut avant tout repenser le rapport entre l’État et la société en respectant le fonctionnement de la société elle-même : l’intervention de l’État doit poursuivre l’harmonie de la société. Troisièmement, comment faire progresser la qualité de la participation des citoyens à la vie politique ? Par l’éducation qui permet dépasser le statut du citoyen légal pour atteindre celui de l’homme libre qui exprime la vraie souveraineté du peuple. Cette dernière mission est la plus importante pour les intellectuels engagés parce que l’homme libre est la base radicale de la société et de la République ; comme dit Victor Hugo : « La vraie définition de la République, la voici : moi souverain de moi ».

Bref, les intellectuels engagés contemporains ont trois missions : fonder une théorie politique humaine, obtenir le pouvoir et enfin former les citoyens pour qu’ils puissent être aussi des intellectuels soutenant alors un idéal commun. De ce point de vue, leur responsabilité finale est la disparation de la frontière entre les intellectuels et le peuple : dans un monde parfait (ou aussi proche que possible), il faudrait que chacun soit « Victor Hugo », et la société fonctionnerait plus harmonieusement.

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